La surpopulation, une très vieille crainte
La surpopulation ? Un vrai problème.
C’est même un très vieux problème. Vers l’an 200 – déjà ! – Tertullien de Carthage s’alarmait :
« Assurément il suffit de jeter les yeux sur l’univers pour reconnaître qu’il devient de jour en jour plus riche et plus peuplé qu’autrefois. Tout est frayé ; tout est connu ; tout s’ouvre au commerce. De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux ; les champs ont dompté les forêts ; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages ; les sables sont ensemencés ; l’arbre croît sur les pierres ; les marais sont desséchés ; il s’élève plus de villes aujourd’hui qu’autrefois de masures. Les îles ont cessé d’être un lieu d’horreur ; les rochers n’ont plus rien qui épouvante ; partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout la vie.
Comme témoignage décisif de l’accroissement du genre humain, nous sommes un fardeau pour le monde ; à peine si les éléments nous suffisent ; les nécessités deviennent plus pressantes ; cette plainte est dans toutes les bouches : la nature va nous manquer. » (De l’âme – XXX)
La surpopulation fut même, en 1095, l’un des prétextes invoqués par le pape Urbain II pour lancer les francs sur les chemins des croisades :
« Qu’aucun de vos biens ne vous retienne en arrière, ni le souci de vos affaires de famille ! Car le pays que vous habitez, fermé de tous côtés par la mer et de hautes montagnes, est maintenant trop étroit pour votre nombreuse population : il fournit à peine de quoi nourrir vos cultivateurs. De là vient que vous vous tuez et dévorez les uns les autres. »
Les embouteillages de Paris ? Un vrai problème.
C’est même un très vieux problème, lui aussi [0].
La notion d’embouteillage est relative, comme est la notion de surpopulation. La surpopulation s’évalue selon l’équilibre entre la consommation et la production. Un équilibre instable qui se déplace constamment en fonction de la taille de la population, de sa consommation (c’est-à-dire de son niveau de vie), de son régime alimentaire (plus ou moins carné), et des capacités des techniques de production du moment. Depuis toujours nous sommes à la limite de l’équilibre, c’est pourquoi depuis toujours nous avons la sensation de surpopulation. D’autant plus que depuis toujours nous perdons souvent l’équilibre comme le montre le cortège des famines d’autrefois, et d’hier soir encore :
« La France, pays privilégié s’il en fut, aura connu dix famines générales au Xe siècle, vingt-six au XIe, deux au XIIe, quatre au XIVe, sept au XVe, treize au XVIe, onze au XVIIe. » (Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme)
Cette lancinante récurrence résulte d’une « règle simple et désespérante » :
« La règle à laquelle les sociétés ont longtemps été soumises, avant l’âge industriel, est simple et désespérante. […] La croissance économique entraîne la croissance démographique : la richesse augmente la natalité et réduit la mortalité, celle des enfants et des adultes. Mais la hausse de la population fait baisser progressivement le revenu par tête. Vient fatalement le moment où la population bute sur l’insuffisance des terres disponibles pour se nourrir. Trop nombreux, les hommes doivent mourir, par la faim ou la maladie. Famines et épidémies viennent invariablement briser l’essor des sociétés en croissance.
Cette loi dite de Malthus a fait couler beaucoup d’encre, mais a finalement résisté à l’examen de ses critiques. » (Daniel Cohen – La prospérité du vice)
Nous sommes tous Malthus
Malthus, au XIXe siècle, avait pris conscience de la difficulté de maintenir l’équilibre entre les ressources et la consommation. Il avait trouvé une solution simple : que faire des hommes en « surplus », lorsque les ressources ne suffisent pas ? Malthus proposait de les abandonner à leur sort :
« Un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture et, en fait, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert vacant pour lui. Elle lui commande de s’en aller, et elle mettra elle-même promptement ses ordres à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet. Si ces convives se serrent et lui font place, d’autres intrus se présentent immédiatement, demandant la même faveur. Le bruit qu’il existe des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux réclamants. L’ordre et l’harmonie des festins sont troublés… »
C’est pour cette thèse que Malthus sent le soufre, le charbon du diable, ce qui n’est pas très catholique, même pour un pasteur anglican.
Il s’agissait, à cette époque, d’écarter les ouvriers anglais du « grand banquet » des bourgeois anglais.
Aujourd’hui, on cite le discours de Malthus sur l’air de la vertu indignée, avec raison. Mais soyons lucides, ce sont exactement les mêmes arguments que les pays développés opposent aux demandeurs du Sud, pour les écarter du « grand banquet » des pays riches. Il ne faudrait pas leur accorder un seul couvert (un seul droit de séjour), pour ne pas créer « d’appel d’air » et ne pas « troubler l’ordre et l’harmonie du festin » des pays développés. Nous sommes tous Malthus.
Nous sommes sincèrement horrifiés du drame de tant de demandeurs qui périssent en Méditerranée.
Mais pour une partie de ceux qui sont à la table du « grand banquet », il semble que le problème, ce sont les survivants.
La bombe population – La mèche est allumée
Malthus avait raison en son temps ; les techniques d’alors permettaient de nourrir – mal – un milliard d’hommes seulement. Malthus recommandait donc de limiter la population à ce niveau. Il déplorait que les hommes se reproduisent « comme des souris dans une grange » et prêchait la continence aux souris, je veux dire aux hommes. « Il est facile de procréer, difficile de créer ».
Ce sont les révolutions techniques et agricoles, ainsi que l’émigration vers les terres du Nouveau Monde, qui ont donné tort à Malthus – provisoirement. La production a changé, la consommation aussi. Un seul agriculteur sur son tracteur produit aujourd’hui plus qu’une bonne douzaine de paysans avec leurs binettes et leurs sarclettes ; mais un seul bobo des villes en 4X4 consomme plus qu’une bonne douzaine de frères franciscains en sandales. Et il y a de plus en plus de 4X4 et de moins en moins de frères franciscains. L’équilibre a été déplacé, mais il reste précaire.
D’autant plus que nous avons pris conscience de l’importance de paramètres que l’on ignorait ou négligeait au temps de Tertullien comme au temps de Malthus : la durabilité, le cadre de vie. La terre peut nourrir sept milliards de Terriens – encore que mal pour presque un milliard d’entre eux – mais pendant combien de temps et dans quelles conditions ? Il n’y aura pas sept milliards de petites maisons dans la prairie, il y a déjà d’énormes mégalopoles où il ne fait pas bon vivre. Des mégalopoles qui enflent encore, parce que nous ne sommes pas de bois… nous serons bientôt neuf milliards.
Neuf milliards de bouches à nourrir. Nous avons raison de nous préoccuper, comme Malthus en son temps. On peut espérer qu’encore une fois la technique nous sortira d’affaire et donnera tort à ceux qui s’alarment. Mais on ne peut pas en être certain.
D’autant moins que la zizanie règne aujourd’hui entre les hommes et la technique, particulièrement dans les vieux pays d’Europe. La science est toujours aussi inventive – elle a inventé la révolution verte, les OGM, etc. – mais le poison de la méfiance s’est glissé dans le couple. La vieille Europe et la technique sont en instance de divorce, aux torts de la technique accusée de saccager l’appartement. La technique se défend en plaidant qu’elle invente des moyens de s’adapter au monde qui change, et n’est pas responsable du bon ou mauvais usage qui est fait de ces moyens.
Des révolutions techniques ont donné tort à Malthus.
De nouvelles techniques donneront peut-être tort aux alarmes actuelles. À condition d’accepter les nouvelles techniques.
La combinaison entre le nombre de Terriens et leur prospérité constitue un mélange explosif, et la mèche est allumée. Nous ne pouvons pas nous permettre, moins que jamais, le luxe de faire la fine bouche et de refuser l’aide des techniques nouvelles, qu’il s’agisse de pesticides et engrais de synthèse, d’OGM, d’énergie nucléaire, etc. Le danger n’est pas dans les nouvelles techniques, mais dans leur refus.
Nous serons neuf milliards en 2050… dans l’hypothèse où tout se poursuivrait normalement – pas davantage de guerre, pas d’épidémie nouvelle, et de quoi satisfaire des milliards de nouvelles bouches à nourrir. Justement, des voix s’élèvent, qui expriment leurs doutes : nous réussissons à peine à nourrir la planète aujourd’hui – l’année 2008 a connu des émeutes de la faim – comment pourrons-nous nourrir deux ou trois milliards d’hommes en plus ? Les océans se vident de poissons ; la terre est rare ; en de vastes régions, en Chine, en Inde, des millions de pompes puisent sans retenue dans les nappes phréatiques, au-delà des capacités de rechargement. Le niveau des nappes baisse. C’est-à-dire que les hommes se comportent comme ces parasites qui sucent leur hôte jusqu’à le détruire… en se condamnant ainsi eux-mêmes. L’hôte de l’homme, c’est la terre.
Il y aura donc, disent ces voix, pénuries, disettes, guerres, et il n’y aura jamais neuf milliards d’hommes sur la terre – vivants. « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars » prédisait Bergson.
Ce qui nous vaut quelques bons conseils pratiques : « Si on aime les enfants, il ne faut pas en faire. » ; « Faire des enfants tue » (Michel Tarrier et Daisy Tarrier). En réalité même si ces « conseils » étaient suivis, le cours des choses ne changerait pas beaucoup. Parce qu’une bonne part des consommateurs de 2050… est déjà née ; et les parents de ceux qui naîtront en 2050 sont déjà là, seront opérationnels : les futures naissances de 2050 sont déjà « dans le tube ». Et surtout, les vrais moteurs qui agissent sur l’évolution de la population sont bien plus puissants que ces conseils ; c’est volontairement que les familles limiteront de plus en plus le nombre de leurs enfants.
Aujourd’hui, grâce à la médecine et à une relative sécurité alimentaire, la survie des enfants est généralement assurée, il n’est plus besoin de pratiquer un lapinisme forcené pour compenser la mortalité infantile. Les hommes – et les femmes – en prennent conscience, ils limitent de plus en plus, volontairement, le nombre de leurs enfants, ils s’y investissent affectivement, et matériellement dans leur éducation coûteuse [1]. La procréation quantitative laisse place à une procréation qualitative. La « bombe P » (Paul Ehrlich), P comme Population, n’explosera sans doute pas. Elle est « naturellement » désamorcée par des conditions et des mécanismes nouveaux et vertueux, particulièrement l’alphabétisation des femmes. La corrélation entre alphabétisation et fécondité est très élevée. C’est ainsi que la population mondiale plafonnera peut-être, naturellement et pilule aidant, à neuf milliards de bouches à nourrir dans moins de cinquante ans.
Mais ces mécanismes ont des inerties qui se comptent en générations, et pour l’instant il faut faire vivre une population mondiale qui continue à croître.
La terre pourrait théoriquement faire vivre durablement et décemment neuf milliards de cyclistes économes mangeant surtout des graines. Que de discours utopiques sur ce thème ! Mais ce sont des utopies, parce que les hommes tels-qu’ils-sont n’économisent rien tant qu’ils n’y sont pas obligés, préfèrent rouler en voiture plutôt que pédaler, manger de la viande plutôt que des graines.
Et surtout, c’est fondamental, ils préfèrent accaparer plutôt que partager ; ou, au mieux, ils sont incapables de s’entendre avec le voisin. C’est vrai au niveau individuel autant qu’au niveau des nations. Par exemple, d’immenses territoires en Sibérie pourraient être mis en valeur et cultivés, mais la Russie manque de bras. Pendant ce temps, de l’autre côté de la frontière, la Chine du nord se désertifie, les paysans manquent de terre. Et aucun accord.
Sans parler des murs qui s’édifient ici ou là, ou que l’on veut édifier à grands frais. Entre le Mexique et les États-Unis par exemple.
Source
[0] Boileau décrivait déjà les embouteillages de Paris, en 1666 !
« … Quand un autre [carrosse] à l’instant s’efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ;
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de boeufs ;
Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure.
Des mulets en sonnant augmentent le murmure. »
En 1909 on ne parlait plus carrosse ni de troupeaux de boeufs, on parlait voitures à moteur et métropolitain, mais toujours avec le même sentiment de « trop c’est trop » ; avec encore soucis de littérature, ce n’est pas un terme injurieux :
« On ne sait si la lune est habitable, mais au XXe siècle de l’ère chrétienne, l’ancienne Lutèce, à force de civilisation, est certainement devenue inhabitable malgré les refuges offerts çà et là aux piétons, comme autrefois certains asiles aux condamnés à mort. » […]
« Des rues et boulevards bourrés de circulation et ne pouvant plus s’élargir, naquit l’idée géniale de percer des voies souterraines qui dégageraient le macadam. Le public, avide de circulation, se plongea avec impétuosité dans ces égouts éclairés jour et nuit […] Par suite des couches innombrables de harengs qui aspirent à y être entassés, le métropolitain lui-même devient inhabitable, car, au lieu d’être écrasé sous les voitures, on est écrasé dedans. » (Le Mois littéraire et pittoresque – 1909 – texte ressuscité par Bnf Gallica)
C’était en 1666, en 1909, c’est aussi en 2017.
[1] Chaque enfant aujourd’hui est devenu précieux. On a vu que ce n’était pas le cas au temps de Montaigne, qui ne se souvenait plus exactement du nombre d’enfants qu’il avait eu et perdu en bas âge.